Caméléon industriel

De Schlumberger à Hewlett-Packard, de Compaq à Nokia, du Congo à la Finlande en passant par les États-Unis et l’Écosse, Jean-François Baril (Bo. 77) est un «extraverti, qui adore le travail d’équipe et n’aime pas rester assis».

«On n’est pas leader avant de l’avoir démontré. Il faut avoir eu des résultats.» Celui qui a fait sienne cette doctrine ajoute qu’elle lui a été livrée par le pragmatisme finlandais. Jean-François Baril, 60 ans, dirige à présent Ginko Ventures, en Suisse, une société de capital-risque industriel qu’il a fondée en 2015 — le ginkgo biloba «appartient à la plus ancienne famille d’arbres connue, il pousse lentement mais sûrement». Mais faisons le tour du monde pour rembobiner.
Car la carrière de ce Corbeil-Essonnois, fils du gadzarts Marcel Baril (Pa. 46), commence par un fax de Schlumberger reçu au bureau des élèves de la cité universitaire de Paris : «Ils proposaient à un Européen de faire un master en pétrole aux États-Unis. Je me suis battu pour être retenu.» Direction Stanford, Californie, en 1980. Alors qu’un de ses professeurs lui suggère d’enchaîner sur un doctorat, le jeune gadzarts, lui, rentre faire son service militaire. Direction l’Allemagne, où il intègre une division cuirassée semi-disciplinaire — «Ça m’a donné de l’assurance dans un milieu hostile. Entouré à 50 % d’analphabètes, j’ai appris à me faire apprécier».

Forgé en milieu hostile

En 1982, nouveau coup de téléphone de Schlumberger. Trois jours plus tard, direction Pointe-Noire, capitale économique du Congo. Après un entraînement intense, l’ingénieur de terrain passe de 2 à 52 jours d’affilée sur des plateformes pétrolières. Un an plus tard, le voilà responsable opérationnel de la région Congo-Cabinda-Angola — «quand il faut se débrouiller, seul à 6 heures du matin, par 35 degrés avec 100 % humidité, ça forme le caractère. Les gens sur les plateformes jouaient les gros durs, mais, en réalité, de fortes valeurs humaines et éthiques soudaient l’équipe». Au bout de deux ans, un «mauvais chef» finit par le dégoûter de cette vie «bien rémunérée mais artificielle», il rentre dans l’Essonne. À Évry, une nuit, l’enseigne bleue de Hewlett-Packard lui fait de l’œil. Il la joue au culot : «Je ne sais pas ce que vous faites, mais je veux travailler pour vous !» Bingo. En 1984, direction Grenoble (Isère), où il opte pour le service achats du fabricant de matériel informatique — «à mi-chemin entre technique et finance». Grâce aux anciens élèves d’Arts et Métiers, il trouve un studio et… la fille de son logeur, qui deviendra la femme avec laquelle il aura trois enfants.

En 2008, Jean-François Baril se rend au Vietnam pour étudier l’implantation d’une usine Nokia dans le nord du pays. Celle-ci verra le jour en 2013.

Dix ans ont passé, et Jean-François Baril a gravi les échelons, quand un chasseur de têtes lui offre un billet d’avion et une porte d’entrée chez le concurrent, Compaq. Ça tombe bien car un nouveau chef, mal décrotté de son Alabama natal et des valeurs du «white power», vient de débarquer chez SCI, branche que HP a revendue et où le gadzarts est responsable de l’ingénierie des composants, de l’achat des composants et des ventes. Direction Glasgow, Écosse, avec femme et enfants. Sa tâche ? Mettre sur pied le service achats et logistique de Compaq Europe. Il y parvient si bien que Ron Hughes, vice-président de la production et de l’approvisionnement du leader du PC, lui demande de faire pareil pour Compaq Computer Corp. Direction Houston, Texas, en 1997. Les enfants sont déjà bilingues, Tim Cook remplace brièvement Ron Hughes avant de rejoindre la marque à la pomme sur un coup de fil de Steve Jobs, et Jean-François Baril remplit ses objectifs.

Proche de l’âme finlandaise

Mais un autre coup de fil retentit deux ans plus tard, celui d’un nouveau chasseur de têtes — «il était bègue». Alors, le 1er janvier 1999, direction Helsinki, en Finlande, où la chaîne d’approvisionnement du groupe Nokia l’attend. Le paysage est enneigé, l’accueil au groupe de télécoms glacial : «Fuck you, “Janne”, we’re not gonna work for a French guy !» — «Va te faire voir, nous ne travaillerons pas pour un Français !» Mais le «Frenchie» n’est pas homme à se laisser impressionner par des «gros bras au cœur tendre», qui lui rappellent son service militaire et ses plateformes pétrolières. «J’étais le premier Non-Scandinave au top-management. Et les Finlandais, qui ont appris la résistance après des siècles de domination étrangère, ne s’en laissent pas conter.» Pourtant, Nokia, qui lui demande de bâtir «la meilleure “supply chain” du monde et de tripler les ventes», lui fait confiance et, sans licencier, Jean-François Baril se met au travail. Il prend contact avec un philosophe pour mieux comprendre l’âme finlandaise et organise avec lui une session de coaching sur une île au beau milieu de la Baltique. Quelques saunas plus tard, l’ambiance se dénoue et des liens se tissent — «J’ai compris qu’ils n’accepteraient pas la subordination par la hiérarchie : il me fallait démontrer ce que je savais faire. Le leadership finlandais sera celui du futur». Après treize ans en Finlande, une «vie saine au grand air», le gadzarts s’installe en Suisse : «Nokia périclitait et un nouveau PDG, issu de Microsoft, lui a donné le coup de grâce. J’ai été licencié.»
Depuis, avec Connecting Partners, Jean-François Baril est devenu consultant, notamment pour l’iCann, autorité de régulation des adresses Internet, capital-risqueur avec Ginko Ventures et créateur de start-up avec HMD Global. Sa dernière idée ? Un pied-de-nez, celui du rachat de Nokia. «Mon rôle est non-exécutif, j’investis, je soutiens. On lancera des téléphones et tablettes à la fin de l’année. À 60 ans, on se sent jeune !»

Laisser un commentaire